CHAPITRE VIII
Les Klis s’acharnent sur la porte. Elle résiste. Mais elle finira bien par céder sous leurs assauts. Ce sera la ruée. Seulement cela ne se produira peut-être jamais pour l’excellente raison que l’astronef est perdu.
Veuf de tout contrôle, il fonce comme un bolide aveugle à travers l’immensité vers la zone titanesque de la nébuleuse, cette nébuleuse qui est en quelque sorte une des bornes du Cosmos.
Alors, périr sous la trompe des Klis ou périr un peu plus tard, qu’importe !
Nous sommes tous perdus, je le sais. Et Karine, Marts, Filler, bloqués avec moi dans le laboratoire, ne l’ignorent pas davantage.
Dans de telles conditions nous n’avons évidemment rien à nous mettre sous la dent. Nous sommes des prisonniers définitifs. Mais personne ne songe à manger, ni à grand-chose d’autre. Il arrive un moment où tout le monde se résigne devant l’inexorable.
Tout porte à croire que les derniers Syrax ont péri, que les Klis se croient maîtres d’un domaine qu’ils sont bien incapables de gérer.
La sphère prismoïde est de nouveau avariée et il est bien certain que nous ne songerons plus à la réparer. A quoi bon ? Parce que, étant donné que nous allons nous précipiter tête baissée dans la nébuleuse, il va nous arriver, et sans le truchement des appareils conçus par le génie de Baslow, ce qui est survenu aux premiers cosmonautes qui ont abordé cette partie de l’univers. Les fantômes de notre mémoire naîtront spontanément puisque nous serons à portée de ce miroir géant.
Et c’est effectivement ce qui commence à se produire !
Inutile de capter mécaniquement les ondes infernales. Nous sommes soumis à leur puissance et cela ne fera que croître et embellir au fur et à mesure que le vaisseau spatial pénétrera dans ce domaine mystérieux.
Nos cerveaux envahis par le phénomène projetteront une masse d’images, tandis que nous trouvant face au radar fantastique qui reflète l'histoire universelle, nous allons découvrir des visions reproduisant tout ce qui est et a été depuis la Genèse.
Genèse de tous les univers, de toutes les planètes, habitées ou non.
Tous quatre, nous cessons de parler. Parce que l’issue de notre aventure est proche, nous le sentons bien. Parce que nous commençons à nous savoir dominés, conditionnés, définitivement déterminés par la lecture du plus grand livre qu’il a jamais été donné de déchiffrer aux humains de n’importe quel monde.
Muets, immobiles, prostrés, nous subissons un flux hallucinant d’images diverses, les unes claires, d’autres plus troubles. Un chaos d’où se détachent des scènes rapides qui ont la netteté d’un film.
C’est effarant, et je comprends ces premiers cosmonautes auxquels je faisais allusion, ceux qui ont été à l’origine de la découverte et partant des recherches techniques qui ont suivi, dont le professeur terrien Baslow a été le principal instrument, amenant une somme sapience, laquelle est intégralement enregistrée par mon propre cerveau.
Mais qui, j’en ai la certitude, est définitivement perdue pour le monde civilisé, ce qui est un grand bien.
Comme Karine, Filler, Maris, je vois…
Sans ordre, comme le déroulement fantaisiste de la pensée au moment de sombrer dans le sommeil, des vues diverses nous apparaissent. Des mondes naissants comme des civilisations expirantes, des cités et des êtres, celui qui naît et celui qui vit et celui qui meurt. Batailles et amours sur toutes les planètes et autour de tous les soleils, l’immensité des océans et la fureur des volcans, les glorieuses genèses et les effroyables cataclysmes, alpha et oméga des humanités à la lumière des astres, des comètes errantes et des fulgurantes novæ.
Des animaux monstrueux ou graciles, des horreurs et des beautés ineffables, des plantes démentielles dévorant des créatures ou des fleurs exquises, des brutes et des héros, des courtisanes et des mères, des héroïnes et des déchus. Le sang de tous les soleils jusqu’à la délicatesse voluptueuse de la rose rouge.
Amants et homicides, prophètes et criminels, saints et révoltés, monstres et génies…
Images de combat, de rut, de violence, de tendresse, tout ce qui est la vie !
Vision fugace d’une colline sur laquelle se dresse une sorte de gibet en forme d’un grand T.
Un homme jeune et beau y est cloué nu. Sanglant. Contracté. Ce devrait être hideux et c’est mystérieusement apaisant. Une vision terrifiante qui irradie d’une bonté infinie…
Il me semble que cela correspond à quelque chose d’universel, mais déjà l’image s’est effacée.
D’autres choses encore…
De la beauté et de l’horreur. Mais toujours la vérité !
Cette vérité après laquelle courent tant d’hommes à travers les mondes. Cette vérité qui n’est pas toujours belle à découvrir.
Dans le torrent d’images, un peu mêlées pour l’excellente raison qu’il y a celles catalysées par Filler, celles de Marts, celles de Karine, sans compter les pensées frustes, ébauchées, émanées des cerveaux des Klis (Tiens ! on ne les entend plus !), je découvre une foule de scènes qui feraient la joie de tous les policiers de l’univers.
Comme ce serait facile d’enquêter en utilisant les ondes infernales ! Comme les coupables seraient vite confondus ! Il n’y aurait qu’à faire réapparaître les événements correspondant à quelque forfait pour y voir très exactement le visage du coupable, comme de la victime…
Mais que se passe-t-il ?
Est-ce parce que j'ai lancé cette idée qu’un phénomène de curieuse osmose se produit entre mes compagnons et moi-même, et que nous trouvant soudainement branchés sur ce qu’on peut appeler sans rire la même longueur d’onde, nous évoquons instinctivement les modalités de ce qui a fini par constituer une énigme des plus cruelles pour nous ?
À savoir la trahison qui a perdu l’île spatiale, causé tant de morts dont celle de Baslow, de Florane, d’Ysmer… de Yal-Dan ?
La trahison qui nous a amenés où nous sommes !
Des sanglots, des gémissements… Et cela ne se passe pas dans ce cinéma en relief sonore que nous offre la nébuleuse des fantômes. Non ! C’est bien réel et non spectral. Près de nous une femme se débat, souffre et pleure.
Karine !
Je m’arrache péniblement à cette sorte d’hypnose qu’engendre la soumission aux ondes infernales. Je m’approche d’elle.
— Non !
Elle me repousse avec une violence qui m’atterre et se plaque le visage contre la paroi. Je ne vois plus que ses beaux cheveux blonds, ses épaules secouées de véritables spasmes.
Filler et Marts se sont dressés, eux aussi.
Comme moi, ils regardent. Ils découvrent un enchaînement de scènes, vraisemblablement provoqué par la symbiose de nos cerveaux, aussi efficaces dans leur ensemble que la sphère prismoïde défunte, et qui montre tout ce qui s’est passé à partir de l’instant où les Syrax ont décidé de s’emparer des secrets du professeur Baslow, de se rendre maîtres des ondes infernales.
La vérité !
La vérité sur les contacts, avec celle (car il s’agit bien d’une femme) qui a accepté de trahir les siens. Celle qui a obéi, subjuguée par un Syrax impérieux et qui ne semble même pas avoir été son amant. Celle qui a reçu la boîte noire, relais fantastique permettant à la fois le contact avec l’astronef syrax et la destruction de l’île spatiale.
Celle qui, au cours des longs moments passés dans l’espace a (peut-être subissant une sorte d’hypnose) poursuivi sa tâche infâme.
Celle qui m’a insidieusement amené à soupçonner Yal-Dan.
Yal-Dan, laquelle expirante a tenté de me jeter un dernier « non », qui voulait être la dénégation de l’infamie dont je l’accusais…
Celle qui a permis cette fantastique, cette effroyable aventure dont nous sommes, pas pour très longtemps, les derniers survivants.
Karine ! Qui a joué la comédie jusqu’à se laisser croire attaquée par un Kli, sur l’épave de l’Inter !
Une Karine épouvantée, une Karine bête traquée, qui a senti venir la révélation dans le déchaînement des ondes infernales. Une Karine que nous sommes tous les trois, Filler, Marts et moi, à regarder recroquevillée sur elle-même, incapable de supporter nos regards méprisants qui pèsent comme des remords.
Voilà la vérité. La vérité que rejette l’immense miroir universel et que capte notre pensée, avec ou sans la merveilleuse invention de Baslow. Baslow mort martyr de son propre génie, par la faute impardonnable de Karine.
Je vois mes deux compagnons qui lèvent les poings. Je les arrête du geste.
À quoi bon, maintenant ?
A l’origine qu’y a-t-il, sinon la curiosité ? Cette fatale curiosité qui anime l’humain depuis l’origine du monde et qui débouche parfois sur des révélations terrifiantes, comme c’est notre cas.
Karine, ma maîtresse, mon amie, Karine me trahissait !
Des vols d’oiseaux passent. Interférences des ondes ! Je me trouve au sein des mers, j’entrevois des féeries ignorées, des splendeurs d’inconnu, des rêves mille fois plus beaux que toutes les réalités…
Où en suis-je ?
Est-ce que je me trouve dans le réel, ou bien tout cela est-il seulement en ma mémoire ?
De toute façon si cela n’est pas, cela a été.
Je sais ce qui se passe. Ou ce qui s’est passé. Je ne parviens plus à faire la différence entre « instant conscient » et « mémoire du temps disparu ». Puisque justement c’est le temps qui est faussé.
Je vois Marts.
Un Marts fou, les yeux injectés de sang. Est-ce que je le vois vraiment ou est-ce que je me rappelle l’avoir vu en pareille attitude ?
Pourquoi cette fureur ? Ah ! je comprends… la cloche de brume…
Il la porte avec lui. Il l’entend. Il la fait entendre à autrui.
La cloche des remords. La cloche scandant son premier assassinat.
La cloche qui l’amène à la démence.
Je ne suis pas sûr que tout cela soit vrai, du moins dans l’actuel. C’est peut-être plus simplement dans mon souvenir que cela se passe et les ondes infernales me suggèrent ce qui s’est déjà déroulé.
Puisque je sais exactement ce qui… J’allais dire : ce qui va se passer !
Mais si, justement, cela s’était déjà passé ?
Marts avance. Il a sorti son couteau.
Je sais, je sais parfaitement ce qu’il va faire.
Il a tué. Il a tué Perkovan sur le Pélican. Et il a tué une autrefois, sur l’île spatiale. Le cosmatelot Gabbès et cela pour me protéger, moi.
Alors, ce qu’il va faire… ce qu’il a déjà accompli… Oui, certainement, puisque je sais parfaitement ce qui va se produire… ou qui s’est produit…
Serais-je hors temps ?
Marts lève le couteau. Il me hait tout à coup. Il se rappelle les expériences du labo, et comment nous l’avons soumis aux effets de la sphère, éveillant ainsi les sinistres échos de la cloche de brume, insupportables pour lui.
Non ! Non ! Il ne me tue pas. C’est un souvenir !
Il m’a donc tué ?
Vérité… Mémoire…
Je suis… plus loin… après !
Toute l’histoire du monde se reflète à partir de la mystérieuse nébuleuse, dans le déferlement dénué d’indulgence de la vérité, de l’implacable vérité…
FIN